Témoignage de Denyse Mostert

Denyse Mostert (1936 – 2020) avait 8 ans lors de la Bataille des Ardennes. Avec son mari et ses enfants, Denyse est partie vivre au Canada. Mais elle n’a jamais oublié son village natal, les bons et les moins bons souvenirs de sa jeunesse… Elle se souvient de ce qu’elle a vécu dans les caves. Voici son témoignage récolté par Michel Marquet, un de ses nombreux correspondants.
Décembre 1944, la deuxième guerre mondiale en est à sa phase ultime. L’offensive dite des Ardennes se déclenche le samedi 16 décembre 1944 et va se poursuivre loin en janvier 1945. Des jours de cauchemar que l’on arrive pas à oublier, même pour les enfants de mon âge.
J’y étais. Une petite fille de huit ans qui se demande pourquoi tout son univers a soudain basculé, pourquoi il faut quitter sa maison, pourquoi il faut se réfugier dans la cave construite dans le roc de nos voisins, pourquoi les sirènes aiguës des avions de reconnaissance, qu’on appelle familièrement « les Mayannes », nous avertissent d’un lâcher de bombes imminent et d’avoir à regagner nos abris à la solidité illusoire, pourquoi ces estomacs creux, pourquoi aller puiser de l’eau à la fontaine du village devient un acte héroïque ?
J’y étais. Dans cette cave exiguë, sans fenêtre, se terrent une quinzaine de personnes. Il y a là nos voisins de toujours, les Cordonnier, mes grands-parents, Mame et Tonton enfin libéré du camp de prisonniers. Mon père, militaire de carrière, se trouve quelque part sur le front, Maman bloquée à Tavigny où elle effectue des travaux de couture pour la famille Gérardy et ma tante Denise est coincée à Verviers où elle poursuit des études de sage-femme. De tous ceux-là nous n’aurons des nouvelles qu’à la fin de la dernière offensive. Nous sommes sur des couvertures étalées sur le sol humide, juste à côté de la provision de patates et de carottes qui constituent le principal de nos repas. Je n’oublierai jamais ce rêve récurrent où je tiens dans les mains un tout petit bonbon rouge en forme de framboise : je sens l’odeur du fruit puis je me réveille brusquement pour constater qu’il n’y a pas de bonbon… La maison, cave exceptée, est occupée par les soldats allemands, sur le qui-vive eux aussi. Ils menacent de prendre un adulte en otage si l’un des enfants se met à pleurer. Et comment imposer silence à de jeunes enfants parmi lesquels un nourrisson ? Et pourtant, ces combattants ennemis sont des humains comme nous. Je garde souvenir de l’un d’eux offrant une grande tartine à Maria, une adolescente de 12 ans. Une tranche de pain qu’elle rapporte fièrement pour la partager entre tous. Il va sans dire que la bouchée est petite pour chacun mais elle reste comme un grand geste de solidarité.
J’y étais. Lorsqu’une bombe est larguée sur la maison, j’assiste, terrifiée au-delà de toute expression au fracas épouvantable d’une partie du toit volant en éclats, à la porte de notre abri arrachée, au nuage opaque s’infiltrant partout, occultant toute lumière et nous prenant à la gorge… Aujourd’hui encore, il m’arrive de me demander par quel miracle nous avons tous survécu. Seule ma grand-mère, qui se trouve face à la porte à ce moment-là, reçoit un éclat d’obus à la jambe, une blessure qui ne guérira jamais complètement… Nous émigrons dans le bas du village pour être accueillis dans une autre cave, chez le boucher Potelle, déjà pleine de monde. Solidarité de ces temps de danger ! Une seule patate crue par personne sera distribuée jusqu’à ce que cessent les hostilités.